Grant Morrison présente Batman : Tome 1 - L'Héritage Maudit



Ecrit par Grant Morrison

Cet article contient des spoilers.

Grâce à la prolifique maison d'édition Urban Comics, le run * de Grant Morrison consacré au Chevalier Noir est enfin disponible en France dans une édition satisfaisante et de qualité. L'Héritage Maudit est le premier tome de la saga Grant Morrison présente, disponible dans la collection DC Signatures. Entamée quelques temps après la sortie cinéma de Batman Begins *, la saga de Morrison va se consacrer à développer le caractère humain de Bruce Wayne. Le personnage de Bruce a longtemps été considéré comme une façade, un simulacre, un costume. Durant de très nombreuses années, les aventures de Batman plaçaient le héros costumé sur un piédestal, au détriment de Bruce Wayne. Mais en amenant au premier plan les angoisses, les peurs et les doutes du milliardaire, Grant Morrison va tenter de s'extirper d'un archétype continuellement réutilisé par les scénaristes.
* Run (définition)
Un run, dans l'univers des comics, désigne une saga scénarisée par un seul et même auteur. Dans le contexte de Batman, le run de Grant Morrison regroupe plusieurs séries telles que Batman, Batman and Robin ou encore Batman Incorporated
* Batman Begins (cinéma)
Réalisé par Christopher Nolan et sorti en 2005, Batman Begins est le premier volet d'une trilogie complétée par The Dark Knight et The Dark Knight Rises. Cette énième relecture du justicier présente un univers plus réaliste, dans lequel Bruce Wayne joue un rôle capital. Batman et ce dernier sont présentés comme les deux faces d'une seule pièce de monnaie, contrairement aux films de Tim Burton, mettaient davantage en avant le héros costumé.

Réalisé par Christopher Nolan et sorti en 2005, Batman Begins est le premier volet d'une trilogie complétée par The Dark Knight et The Dark Knight Rises. Cette énième relecture du justicier présente un univers plus réaliste, dans lequel Bruce Wayne joue un rôle capital. Batman et ce dernier sont présentés comme les deux faces d'une seule pièce de monnaie, contrairement aux comics qui, jusqu'ici, mettaient davantage en avant le héros costumé.
L'intention première de Morrison, tout au long de son run, est d'humaniser Batman, en développant Bruce Wayne et en ordonnant près de 70 ans de publication. Pour cela, le scénariste va adopter une approche particulière: il va établir que TOUT ce qui est arrivé au Chevalier Noir, depuis sa création en 1939 jusqu'à nos jours, s'est déroulé en quelques années seulement dans la vie de Bruce Wayne. De plus, Morrison va s'employer à conférer au personnage des caractères et des émotions proches du lecteur: Bruce va exprimer de l'amour et de la peur. Il ne va pas passer l'intégralité de l'histoire caché derrière son masque, il va se dévoiler. Pour se faire, l'auteur introduit trois entités: Jezebel Jet *, Damian Wayne * et le Gant Noir *. La première va permettre à Bruce d'ouvrir son coeur, le second va créer un conflit dans l'esprit de son père, tandis que le Gant Noir usera de nombreux stratagèmes afin de détruire le Chevalier Noir, physiquement et psychologiquement. Ainsi, grâce à la relation qui se tisse peu à peu entre le super-héros et Jezebel, et au contraire des anciennes aventures qui érigeaient une barrière entre la supériorité de Batman et le lecteur, ce dernier peut à présent se rapprocher du personnage. Batman est, pour ainsi dire, démystifié. C'est là la toute première étape de Grant Morrison: déconstruire son personnage afin de mieux l'iconiser ensuite.
* Jezebel Jet (personage)
Bruce va développer un sentiment sincère à l'égard de Jezebel, riche et belle héritière. Son physique ainsi que son nom ne sont évidemment pas laissés au hasard. Sa longue chevelure rouge (ou rousse suivant les pages) constitue un indice concernant la suite de la saga, mais ceci sera traité dans le tome suivant. Le prénom Jezebel fait immédiatement penser à une Reine d'Israël dont l'histoire est racontée dans le Livre des Rois (présent dans l'Ancien Testament). Jezebel (ou Jezabel) était une princesse qui a épousé le roi Achab. La Bible la présente comme une femme manipulatrice, accusée de détourner son Roi du vrai Dieu, et de tuer les prophètes. Tuée par Jéhu (un Roi d'Israël), son corps sera mangé par des chiens. Le Livre de l'Apocalypse mentionne une autre Jezabel, accusée des mêmes maux que la première. On retrouve une trace de Jezebel dans le cinéma de William Wyler, dont le film Jezebel (ou L'insoumise en français) est sorti en 1938. Dans ce film, l'actrice Bette Davis, qui joue le rôle de Julie Marsden, apparaît dans une scène emblématique au cours de laquelle elle porte une magnifique robe rouge écarlate, au beau milieu d'un bal très important où toutes les filles sont vêtues de blanc. L'inspiration graphique de Jezebel Jet peut venir de ce film. 
* Damian Wayne (personage)
Damian est le fils de Batman et de Talia al Ghul. Il a été conçu alors que Batman avait été drogué et ce n'est qu'au cours de cet arc narratif qu'il apprend qu'il a un fils. Le prénom Damian, et la notion d'Héritage Maudit, peut venir d'un film réalisé par Richard Donner en 1976. Dans ce film, un enfant de 5 ans, orphelin adopté par un ambassadeur américain, se révèle être l'Antéchrist. Son prénom est Damien. 
* Le Gant Noir (organisation)
Le Gant Noir est l'organisation qui cherche à détruire Batman. Les gants représentent bien entendu les mains, qui manipulent et frappent. Le gant qui cache ces mains peut représenter l'anonymat dont se parent les membres de cette organisation. Dans le monde cinématographique, les gants noir, de cuir, sont associés au giallo, un mouvement italien. Dans ce cinéma, il apparaît toujours un tueur masqué, vêtu de ces gants, tourmentant et massacrant ses victimes. Ainsi, le Gant Noir revêt une connotation menaçante, mais aussi mystérieuse.

Et pour rebâtir un personnage, voire toute une mythologie, il faut repartir à zéro. Métaphoriquement, c'est ce qui arrive au tout début de l'histoire. Le lecteur est directement plongé au milieu d'une scène qui présente le Joker, ennemi emblématique de Batman, dressé au dessus de ce dernier et s'exclamant: "J'ai réussi ! J'ai enfin tué Batman !". On apprend cependant rapidement que le cadavre est en fait celui d'un homme se faisant passer pour le justicier. Morrison se joue de son lecteur, en jouant avec les apparences, et ce ne sera pas la dernière fois. Quoi qu'il en soit, symboliquement, le lecteur assiste à la destruction de Batman, puis à sa renaissance, tout en étant confronté à l'un des thèmes que va développer Grant Morrison: la copie, l'imitation. Pour en revenir à la thématique de la renaissance, ou du renouveau, quelques pages plus loin, on peut découvrir qu'une nouvelle Batmobile est en cours d'élaboration. Celle-ci marque à elle seule le passage vers une nouvelle ère et symbolise le temps qui passe, phénomène qui pousse Batman a toujours s'améliorer, à se surpasser encore et encore. Ce thème sera exploité lui aussi pendant tout le run, et ce dès l'arc consacré aux Trois Fantômes, arc que l'on développera un peu plus loin. Toujours dans cette optique de renouveau, et outre le nouveau personnage clé Damian Wayne, le scénariste place de nouveaux adversaires face à Batman. Ainsi, dès le premier chapitre, le Joker est expédié dans une benne à ordure, tandis que se dressent des ennemis tout aussi sournois, tels que le Gant Noir bien sûr, ou l'armée de Man-Bats.

Paradoxalement, face à ce besoin de renouveau, Grant Morrison glisse dans son run une quantité pharaonique de références directes issues de la chronologie de la vie de Batman. Kirk Langstrom, le scientifique créant le fameux sérum transformant les humains en Man-Bats, est issu du numéro 400 de Detective Comics, paru en 1970 ! Idem pour l'ennemi The Spook, pratiquement inconnu. Inspiré par le magicien Houdini, ce personnage est apparu pour la première fois dans le numéro 434, paru en 1974. Ces emprunts ne sont pas anodins. Morrison n'a pas sélectionné ces éléments aux hasards. Ceux-ci, issus de l'Âge de Bronze *, ne sont mis en scène que brièvement, avant de laisser place à des considérations plus modernes. En supprimant ces fragments du passé, Morrison marque bien, une fois encore, le passage de Batman dans une nouvelle période.

* Âge de Bronze (Histoire du comics)
L'Âge de Bronze est une période de l'histoire du comics qui s'étale de 1970 à 1986. Durant cette période, un certain réalisme tend à s'imposer dans les œuvres. De nouveaux genres scénaristiques et de diffusion naissent, tout comme de nouveaux auteurs s'imposent peu à peu. Il est difficile de dater précisément la naissance de cet âge, car plusieurs événements peuvent être pris pour source de cette période (premiers cross-overs, mort de la fiancée de Spiderman, comics commandés par une agence d'état, etc...).

L'Âge de Bronze est une période de l'histoire du comics qui s'étale de 1970 à 1986. Durant cette période, un certain réalisme tend à s'imposer dans les oeuvres. De nouveaux genres scénaristiques et de diffusion naissent, tout comme de nouveaux auteurs s'imposent peu à peu. Il est difficile de dater précisément la naissance de cet âge, car plusieurs évènements peuvent être pris pour source de cette période (premiers cross-overs, mort de la fiancée de Spiderman, comics commandés par une agence d'état, etc...).
Le renouveau de Batman n'est pas la seule idée forte que veut faire passer Morrison. Le scénariste profite de son histoire pour développer d'autres thèmes, peut-être plus mineurs par rapport à l'intrigue, mais tout aussi intéressants. Une réflexion sur le statut des comics et l'importance de l'Art pointe le bout de son nez dès le second chapitre, "Man-Bats of London". Ce titre fait bien évidemment référence à la chanson de Warren Zevon, composée en 1978, "Werewolves of London". Une fois de plus, le scénariste n'a pas sélectionné cette chanson au hasard. Premièrement, la période de diffusion correspond à l'Âge de Bronze des comics (qui s'achève en 1986). Deuxièmement, par ce titre, Grant Morrison peut aborder le thème de l'art (la musique étant le quatrième art et la bande-dessinée le neuvième). L'Art sera au centre de ce second chapitre. L'action prend place dans une galerie où repose une multitude d'œuvres diverses: par exemple des sculptures et d'immenses tableaux. Ces derniers représentent en fait des cases de comics, lesquels sont donc ici comparés à des œuvres d'art (par la mise en page, la colorisation, etc...). Durant toute cette séquence, les onomatopées sont directement inscrites dans les tableaux, comme-ci le comics devenait lui-même une oeuvre d'art. Cette idée devient encore plus forte lorsque, au détour d'une case, le lecteur découvre un tableau mettant en scène Wonder Woman * dans un style proche de celui d'Andy Warhol * et de sa célèbre Marilyn Monroe *. De plus, grâce à ce parallèle entre l'Art et le comics, l'entité Batman elle-même est remise en question, le lecteur prend conscience de ce que représente le personnage, ainsi que son statut d'icône pop, exactement comme la Marilyn de Warhol. La représentation et le jeu entre réalité et fiction sont des thèmes récurrents dans la saga de Morrison, thèmes qui se verront étoffer lors des volumes suivants. Enfin, il est pertinent de souligner qu'au cours d'un dialogue, tandis qu'il admire une pièce issue de l'art contemporain, Bruce Wayne s'exprime en ces mots: "Il doit y avoir un message là-dedans... Si on se concentre assez fort et assez longtemps...". Par cette citation, Grant Morrison nous indique qu'il n'y a pas qu'un seul niveau de lecture, et que des indices peuvent se dissimuler n'importe où.

* Wonder Woman (personnage)
Wonder Woman est un personnage emblématique de l'univers DC. Née en 1941, elle est aujourd'hui la super-héroïne la plus connue. Ambassadrice des Amazones dans notre monde, Wonder Woman possède plusieurs pouvoirs ainsi que des objets offerts par les Dieux grecs. Créée par William Moulton Marston, Wonder Woman s'impose comme un personnage féministe. Il lui arrive parfois de travailler aux côtés de Batman, Superman ou Green Lantern. 
* Andy Warhol (artiste)
Artiste représentant de la pop-culture, Warhol passionne par sa manière de lier l'art à la consommation. Plusieurs de ses travaux critiquent ou dénoncent le fonctionnement de notre société, mais paradoxalement c'est ce qui lui permet de se faire connaître. Il est reconnu en tant que peintre, producteur, auteur ou encore réalisateur. 
* Marilyn Monroe (rapport avec Andy Warhol)
De son vrai nom Norma Jeane Baker, Marilyn est une icône des années 50, chanteuse et actrice américaine surmédiatisée. Andy Warhol a réalisé plusieurs portraits de cette célébrité, des photographies sérigraphiées et colorées. Cette oeuvre mondialement connu résume à elle seule le travail de Warhol en mêlant habilement l'art, les médias et la consommation.

De son vrai nom Norma Jeane Baker, Marilyn est une icône des années 50, chanteuse et actrice américaine surmédiatisée. Andy Warhol a réalisé plusieurs portraits de cette célébrité, des photographies sérigraphiées et colorées. Cette oeuvre mondialement connu résume à elle seule le travail de Warhol en mêlant habilement l'art, les médias et la consommation.
Et l'auteur ne nous ment pas. Dès les premières pages de ce tome se cachait un indice essentiel. En effet, alors qu'au tout début de l'aventure Batman soutient le corps inanimé du Joker, le lecteur peut apercevoir une inscription étrange sur un mur en arrière plan. Zur-en-Arrh. Cependant, ce n'est pas encore l'heure d'en parler, il faudra attendre le tome suivant pour cela. Le second chapitre, en plus de présenter des éléments issus du passé de Batman, se propose d'introduire le futur de ce dernier. Ainsi, deux personnages clés sont introduits: Jezebel Jet et Damian. Ce chapitre est la scène de transition entre l'ancien et le nouveau Batman, et représente la dualité qui conduira l'intégralité du récit. Car Batman est une représentation exemplaire de cette notion de dualité: le personnage lui-même est double, il est Bruce et il est Batman. Le run de Morrison va s'appuyer sur cette thématique et proposer des situations toujours sujettes à la dualité. Que ce soit les liens entre Damian et son père, qui ne sait pas où se positionner concernant son fils (il est son sang, mais aussi un membre d'un groupe d'assassins), la relation entre Damian et Robin, le contraste entre Jezebel et Talia al Ghul, la dualité est une note qui rythme entièrement cette symphonie de cases. Pour illustrer cette notion, on retiendra la toute première phrase qu'adresse Damian à son père, lors de leur toute première rencontre. Tandis que Batman, battu par l'armée de Man-Bats, se tient face à son fils, celui-ci le menace d'une épée tout en lui déclarant cette phrase: "Père, je vous imaginais plus grand". Une phrase dans laquelle se mélangent les liens familiaux et le conflit.



Une fois la menace représentée par Talia dissipée, dans une chapitre aux connotations très James Bondiennes (usage de matériel technologique, infiltration, etc...), la paire de chapitre suivants se permet d'introduire l'organisation du Gant Noir. Cet arc narratif, intitulé Les Trois Fantômes, se base sur le célèbre conte de Charles Dickens, Un Chant de Noël *. Dans l'aventure qu'il traverse, Batman va devoir se défaire de trois ennemis, le fantôme du passé, celui du présent et enfin celui du futur. Cependant, Grant Morrison n'est pas un scénariste bête et discipliné. Pour ce triple affrontement, l'auteur s'amuse à briser les règles temporelles. L'arc narratif des Trois Fantômes ne présente en fait que l'affrontement avec le fantôme du présent. Le lecteur a déjà eu l'occasion de rencontrer le fantôme du passé dans son propre passé, tandis que le fantôme du futur n'apparaîtra que dans un chapitre à venir. Morrison utilise en fait une ligne de temps extérieur à celle qui se déroule dans l'univers du comics, pour s'agencer avec le lecteur et sa relation directe avec le temps. Très fort. Le premier fantôme était en fait le Batman mort au tout début de l'histoire, celui abattu par le Joker. Ce personnage représente le vigilante des années 30 ou 40, celui qui n'hésitait pas à dégainer et utiliser son arme. Une idéologie que se refuse totalement Batman, et qui n'existe plus, comme le symbolise la mort de ce fantôme. Le second fantôme, celui du présent, est un immense bloc de rage, mélange de Batman et de Bane. Le combat entre Batman et cette montagne de muscles permet à Morrison de rendre hommage au Batman des années 90 - 2000. La scène pastiche la violente rencontre entre le Chevalier Noir et Bane, au cours de la saga Knightfall, qui voyait cet imposant ennemi détruire la Batmobile et le dos de Batman. Dans cette relecture moderne, c'est la Batmobile qui écrase Bane. Là-aussi, Morrison fait table rase du passé. Cet arc est aussi l'occasion pour le scénariste d'aborder des thèmes durs et actuels, tels que l'usage de drogue ou la prostitutions des mineurs. Enfin, le dernier fantôme, celui du futur, n'apparaîtra que lors du chapitre suivant, un chapitre prophétique se déroulant dans le futur. A la fin de cet arc consacré aux Trois Fantômes, Bruce et Jezebel s'embrassent, tandis qu'un mystérieux personnage les observe au travers de jumelles. La dernière image dévoile les mains de ce personnage, habillées par deux gants noirs. Cette ultime case prophétise l'entrée en scène de la malfaisante organisation du Gant Noir, et constitue l'un des indices cités plus tôt dans le récit par Grant Morrison.

* Un Conte de Noël (littérature)
Célèbre conte de Charles Dickens, publié en 1843 pour rembourser une dette, Un Chant de Noël (ou A Christmas Carol) est devenu l'un des plus populaires contes de Noël. L'histoire met en avant Ebenezer Scrooge, un vieillard égoïste et avare. Peu avant Noël, Ebenezer reçoit la visite de trois fantômes (le fantôme du Noël passé, présent et futur). Ces fantômes lui feront comprendre que s'il veut atteindre la paix intérieure, Ebenezer ne pourra être heureux qu'en se dévouant aux autres. Dans Batman, le combat contre les fantômes aide aussi le Chevalier Noir à mieux s'accepter, tout en détruisant cette notions auxquelles il n'adhère pas. Plusieurs relectures reprennent le conte, parmi lesquelles Le Noël de Mickey (des Studios Disney), Le Drôle de Noël de Scrooge (un film d'animation de Robert Zemeckis) ou encore l'épisode de Noël 2010 de Doctor Who, A Christmas Carol de Steven Moffat.


L'épisode 666, intitulé Bethlehem, nous présente les aventures d'un Batman du futur, incarné par Damian, sur les traces du dernier fantôme. Fidèle à lui-même, Morrison ouvre son récit sur un énième hommage, comme si cet épisode 666 était le premier d'une nouvelle saga Batman. En effet, le tout premier épisode de Batman (publié en 1939) s'ouvrait sur cette phrase: "Who he is and how he came to be ?" (traduit par "Qui est-il ? Comment est-il né ?"), tout comme cet épisode 666. Le postulat de base n'est pas expliqué dès la première planche, mais le lecteur découvre bien vite que Damian a remplacé son père. Une nouvelle fois, on remarque que Grant Morrison veut perturber le lecteur, en jouant sur les points de vue, les sens cachés et les voyages dans le temps. En résumant ce qu'il est advenu de notre héros grâce à une double-page synthétique, le scénariste a tout le temps de se plonger dans la description de cette nouvelle époque, dans l'action et dans le symbolisme. Symbolisme qui se retrouve avec l'homme pendu, mais aussi avec la poésie de William Butler Yeats. Finalement, grâce à ce Batman du futur, qui brise la règle de son père, Morrison démontre que le "cycle Batman" se répète inlassablement, ce qui permet d'apporter un regard nouveau sur le Batman du présent. Le troisième fantôme (aussi appelé le Troisième Homme - référence au film de Carol Reed sorti en 1949 ?) se pose en tant que Messie. Le duel a d'ailleurs lieu dans l'Hôtel Bethlehem, Bethlehem étant la ville de naissance de Jésus. A noter que ce troisième fantôme marche sur l'eau... Le Batman du futur, qui tue et combat un messie, serait-il présenté comme un personnage maléfique ? Les dernières cases nous laissent à penser le contraire, le personnage faisant preuve d'une forte... dualité.


L'arc narratif suivant s'intitule Le Club des Héros. Il a déjà été édité en France dans un recueil nommé L'Île de Monsieur Mayhew (The Black Glove en anglais). Ces chapitres font revenir sur le devant de la scène des personnages disparus depuis plus de cinquante ans. Ceux-ci font partie du fameux Club des Héros, ce sont des justiciers issus des quatre coins du monde et inspirés par Batman. L'histoire débute alors que tous ces protagonistes (y compris Batman) sont invités sur une île reculée. Là-bas, les événements tournent au vinaigre et les morts s'enchaînent. Très bientôt, les membres du Club se suspectent les uns les autres. Grâce à ces chapitres, Grant Morrison développe un récit articulé comme une enquête policière. Très peu d'action, beaucoup de dialogues, et des indices qui s'accumulent peu à peu. Cependant, comme Morrison va toujours plus loin que les apparences, le lecteur remarque bien vite que la scène qui se joue devant lui ressemble à un autre comics, mondialement connu: Watchmen. En désacralisant les justiciers, devenus obèses, alcooliques ou même incarcérés, le récit mime l'oeuvre d'Alan Moore. Les deux livres présentent ainsi une déconstruction du statut de super-héros. Grâce à cet arc scénaristique, l'auteur arrive à placer une enquête digne d'un roman d'Agatha Christie (voir son roman Les Dix Petits Nègres), un hommage à une oeuvre culte, des personnages issus des années 50, et une menace qui se rapproche inexorablement: le Gant Noir. Enfin, impossible d'aborder ces épisodes sans citer les illustrations, sublimes, grâce à un artiste (J.H. Williams III) qui sait jouer avec les styles pour représenter visuellement les différentes époques évoquées, mais aussi les personnages. Superbe. Ce passage aborde d'ailleurs un thème déjà amorcé au début du récit, et qui deviendra central à mesure que l'histoire progresse: la copie. On a rencontré cette thématique avec les Trois Fantômes, et on la retrouve avec ces Batmen internationaux. Là aussi, Grant Morrison nous donne des indices sur l'évolution de ce son run, dont l'aboutissement ne viendra que dans plusieurs tomes. Enfin, on peut deviner que cette histoire s'inspire aussi d'un épisode de Chapeau Melon et Bottes de Cuir, dont l'auteur est très friand.


Le dernier chapitre de L'Héritage Maudit est le numéro 663. Chronologiquement, il devrait survenir un peu plus tôt, cependant, en plaçant cette partie en fin d'ouvrage, Urban Comics ne coupe pas la lecture. En effet, le numéro 663, The Clown at Midight, est un texte intégralement rédigé en prose. Autour des mots s'entassent quelques illustrations créées par ordinateur, absolument ignobles. Le rendu s'éloigne tellement de la qualité d'un dessin traditionnel, que le lecteur est immédiatement déstabilisé. Grâce à ce récit audacieux, Morrison remet en avant un personnage jusqu'ici délaissé tout au long de son run: le Joker. On assiste ainsi à la mort d'une personnalité de ce dernier, puis à la naissance d'une autre. Ce thème avait déjà été abordé dans une oeuvre précédente du scénariste, Arkham Asylum. Morrison décrit en fait un Joker supérieur, d'un niveau de conscience beaucoup plus puissant que celui des autres humains, un esprit capable de s'adapter à n'importe quelle situation. Enfin, tout comme il le fait avec le personnage de Batman, Grant Morrison revisite le passé du clown fou, à travers des citations qui ne sont pas sans rappeler les récits les plus emblématiques consacrés au personnage, The Killing Joke en tête. Si le style littéraire peut paraître un peu complexe, à cause d'une multitude d'adjectifs et de comparaisons saugrenues, il ne faut pas oublier que nous sommes dans l'esprit du Joker, qui est loin d'être accessible. En abordant une nouvelle fois ce thème, Morrison met en avant le fait que les personnalités de TOUS les personnages de comics s'adaptent selon les désirs des différents scénaristes.



C'est ainsi que s'achève L'Héritage Maudit. Déjà, dès le début de son run, Grant Morrison multiplie les points de vue, les personnages, les mystères. Les éléments sont posés, mais de nombreuses questions restent sans réponse. Pourtant, les indices fusent, et après avoir parcouru l'intégralité de l'histoire imaginée par le scénariste, de nombreux détails seront flagrants lors d'une éventuelle relecture. En l'état, Morrison arrive à construire une histoire surprenante, très bien rythmée, fourmillant de références, d'indices et de thématiques, le tout supporté par une partie graphique quasi-parfaite. La construction des planches alterne de l'efficace à l'audacieux, tandis que la gestion des points de vue confère à l'ensemble un aspect très cinématographique. L'Héritage Maudit est un excellent ouvrage dédié au Chevalier Noir, ainsi qu'une introduction réussie pour une saga légendaire.

Cliquez ici pour revenir à l'index